Paroles de déchets

 

 Nous passions, mes collègues et moi, des jours heureux, éparpillés dans ce joli sous-bois, bien à l’abri au départ d’un sentier par chance très peu voire pas du tout fréquenté. Aucun balisage ne le signalait, il fallait vraiment vouloir venir ici. Au-dessus de nous, une route très passante, surtout l’été, dont nous étions venus, vraisemblablement jetés par la fenêtre des voitures de vacanciers, heureux de se débarrasser de leurs déchets ou bien délestés par des cyclistes en plein effort, car la montée était rude jusqu’au col de la Bigue.

 

Nous nous décomposions lentement au gré des vents, des intempéries ou des ardeurs du soleil avec de beaux jours devant nous. Au fil des mois notre famille s’agrandissait : canettes, emballages de sandwichs, sacs plastiques, bouteilles… Nous étions en droit d’espérer polluer durablement la nature environnante. Déjà au niveau visuel nous faisions notre petit effet, à moitié enfouis dans les broussailles. Nous arborions fièrement les patronymes de nos géniteurs-trices, Cristalline, Heineken, Coca-Cola, Fanta, Desperado, etc. Certains, là depuis longtemps, n’affichaient même plus leurs origines, tout rouillés qu’ils étaient.

Certes nous avions entendu parler de certaines actions de nettoyage, voyons… comment les humains appelaient-ils cela : « World Clean Up Day ». Quels prétentieux ces gens : comme si un jour par an suffirait à nettoyer la planète !

Nous avions aussi entendu parler d’une association locale, nommée Terra quelque chose, dont nous étions la bête noire pour quelques-uns de ses membres. Mais peu de chance qu’un de leurs bénévoles nous trouve, étant déjà bien occupés par leurs actions débiles de ramassage au village.

 

C’est donc fort surpris que nous vîmes une espèce d’ébouriffée grisonnante nous observer de la route, l’air pas contente du tout. Oulala, tout cela ne présageait rien de bon !

 

Nous vîmes cette bougresse se diriger vers sa voiture garée un peu plus bas, en sortir un grand cabas à provisions. Deux chiens l’accompagnaient qui se mirent sans vergogne à nous renifler et, pire que tout, à nous pisser dessus, quelle odeur putride !...

 

La diablesse mit des gants, ajusta ses lunettes devant ses yeux globuleux de grande myope et ni une ni deux, se mit à nous ramasser. Punaise ! mais qu’est-ce que c’était que cette malotrue, elle n’avait vraiment rien de mieux à faire, pouvait pas s’occuper de ses petits-enfants plutôt ?!

 

Nous avions beau nous faire tout petits, nous planquer sous le tapis douillet des feuilles des chênes verts, cette « pétasse » de service nous débusquait promptement. Le premier sac fut vite plein et nous la vîmes avec effroi en sortir un autre de sa foutue voiture. Le pire c’était l’air réjoui de cette péronnelle quand le deuxième sac fut plein.

 

Elle nous enfourna dans le coffre – direction le premier point de recyclage et nous rejoignîmes d’autres malheureux semblables dans les containers adéquats.

 


Frédérique, décembre 2023


10 000 pas ou rien

 

     Les amis,
     C’est un moment délicat pour moi en ce moment, je suis en pleine séparation d’avec mon compagnon de marche attitré... mon smartphone. Je l’avais rencontré sur le site boutique.orange.fr, nous avions un bon indice de compatibilité, il aimait prendre des photos et regarder des vidéos, moi aussi.

     Les premiers mois furent un peu délicats, il fallait apprendre à se connaître, à cohabiter ensemble, je ne comprenais pas la totalité de son fonctionnement. Il faut dire qu’il était d’origine asiatique. Le choc des cultures et notre différence d’âge n’arrangeaient pas les choses. D’autre part mes habitudes de célibataire endurcie, totalement libre et sans contrainte, ont posé quelques soucis de prime abord, je l’oubliais souvent, n’importe où, sur une botte de foin, au fond d’un râtelier. Mais petit à petit notre lien s’est renforcé et il m’est devenu totalement indispensable. S’il n’était pas avec moi, je le cherchais partout, je ne partais plus jamais sans lui. Bref nous sommes devenus inséparables…
     Cependant, au fur et à mesure de cette vie commune, quelques inconvénients mineurs se sont révélés majeurs et ont commencé à me peser. Il suivait tous mes déplacements et tenait à savoir tout le temps où j’étais... il allait même par je ne sais quelle application, tel un détective privé, jusqu’à compter tous les pas que je faisais dans la journée. Soi-disant c’était pour ma santé, et il a voulu me fixer des objectifs : 10 000 pas minimum par jour, et il en faisait un bilan hebdomadaire, mensuel, annuel.
     Parfois quand j’avais bien marché, il me distribuait une médaille. Il a aussi converti mes kilomètres parcourus (en 2022 environ 1 000) en calories et en cuisses de poulets, soit 920. Ça m’a foutu un sacré coup de blues pour les 460 poulets que j’avais tués sans le savoir, d’autant que je suis végétarienne. Je lui ai demandé de convertir ça en kilos de courgettes mais c’était pas dans ses fonctions.
     Puis il m’a posé quelques questions intimes, ma taille, mon poids, et après un bref calcul il m’a fixé comme objectif de poids de santé 47 kilos. Alors là à moins d’entreprendre plusieurs grèves de la faim même si les raisons d’en faire ne manquent pas, l’A69, les mégabassines de Sainte-Soline, la construction d’un téléphérique sur un glacier fragile, la lutte contre les projets gaziers offshore de Total Énergies, etc., je ne m’en sentais pas capable. J’ai donc cherché à le truander, j’ai changé mon poids, dit que je pesais ce que je mesurais, donc 165 kilos pour 1 mètre 65 ; l’objectif à atteindre est devenu plus cool, j’avais même un peu de marge et je pouvais grossir encore de quelques kilos.
     Mais la confiance de mon côté était rompue. Il m’a semblé que j’avais à faire à un pervers narcissique. De plus je le trouvais souvent fatigué, ses batteries se déchargeaient vitesse grand V. Ses réactions se faisaient plus lentes, voire un peu décalées, tout cela m’a fait penser à certains symptômes de sénilité précoce, tendance Alzheimer. Je lui ai trouvé une bonne maison de retraite à la déchetterie des Salles-sur-Verdon, j’irai le voir de temps en temps.
     Ouf ! quel soulagement, je vais pouvoir marcher sans que mes pas soient comptés et qui sait, rencontrer un autre smartphone moins googlelisé, et fabriqué en France.


Frédérique, octobre 2023